Jean-Claude Guillebaud est un écrivain, journaliste et penseur français connu pour ses écrits importants et engagés. Il a commencé par travailler pour le quotidien Sud Ouest puis au journal Le Monde et a consacré une partie de sa carrière à Reporters Sans Frontières dont il a été le premier président. Il a été lauréat du Prix Albert Londres en 1972.
En octobre 2011 , il publie son nouveau livre « Le Goût de l’avenir » dans lequel il nous livre une réflexion sur l’état de nos démocraties et apporte son éclairage sur notre situation sociale et intellectuelle..
1) Quel est votre média préféré et que pensez-vous de l'explosion des nouveaux médias?
Je suis très attaché à la presse écrite, même si je prends de plus en plus l’habitude d’aller jeter un œil sur les sites d’informations tels que Rue 89, Atlantico, Mediapart auquel je suis abonné. Avec l’apparition des nouveaux médias, on est en train de vivre une deuxième étape de la révolution de l’information. L’audiovisuel a progressivement pris le pas sur la presse écrite. Quand j’étais journaliste au Monde, dans les années 80 je me souviens que le JT de 20h reprenait des titres de la une du journal. Aujourd’hui, c’est l’inverse, la plupart des journaux reprennent des informations diffusées par les chaînes de news. Mais l’information a besoin de temps pour se construire . Elle n’est jamais blanche ou noire, la vérité est toujours nuancée.
Nous sommes entrés dans un univers numérique. Un sixième continent planétaire est apparu, celui du web, et a transformé la production de l’information en un déluge. Aujourd’hui, on est arrivé à une transparence nouvelle c'est-à-dire que nous ne pouvons peut plus cacher l’information aux citoyens. On a été obligé de diffuser les images atroces de la pendaison de Sadam Hussein filmées sur un téléphone portable. L’idée que l’on puisse contrôler les médias est devenue absurde. Nous sommes désormais dans l’empire des médias mais un empire sans empereur.
2) Cela permet-il de gommer des inégalités d’accès à l’information ?
Sûrement, oui. Je pense que la fracture numérique n’existe plus vraiment. On considère comme internaute une personne qui a au moins une fois par jour accès à Internet. Sur 4 milliards d’habitants qui ont un portable sur terre, il n’y seulement qu’1,7 millions d’internautes. Avoir un portable ne veut pas forcément dire que l’on est relié à Internet. De plus, une information en vrac ne fait pas une culture. Pour qu’une information s’intègre à nous et nous enrichisse dans notre rapport au monde, il faut qu’elle passe par un processus éducatif. L’information n’est rien de plus qu’une accumulation de savoirs. Aujourd’hui, l’école est en crise parce qu’elle est assiégée d’une quantité d’informations extérieures. Par exemple, l’information reçue et commentée dans les blogs est une information en vrac qui n’est pas remise en perspective, ni médiatisée. Oui, la fracture numérique continue d’exister mais elle n’est plus technologique, elle est désormais culturelle.
3) Pensez-vous que tout le monde puisse être journaliste aujourd’hui ?
Je pense que les journalistes sont assez agacés mais ils en prennent l’habitude. Je trouve que ce n’est pas si mal qu’ils se fassent engueuler parfois même brutalement par les lecteurs lorsqu’ils font un article pour le web. Au début, cela les déstabilise mais quand on regarde les commentaires, beaucoup sont justifiés. Les journalistes sont sous la surveillance des citoyens et ce n’est pas si mal dans le fond. Il m’arrive de me faire engueuler moi-même.
4) Faut-il prendre de la distance face à ce boom d’informations ? Ne représente-t-il pas un risque ?
C’est un risque énorme. Dans les blogs, il y a autant d’inculture que d’informations. A court terme, cela peut être effrayant. Sur le long terme, je suis assez optimiste. Certains sites ou blogs auront plus de crédibilité que d’autres. Une sélection naturelle se fera. Le travail du journaliste est de conquérir peu à peu la confiance du lecteur, mais nous pouvons perdre cette confiance acquise en l’espace de trois jours. Il se passera le même phénomène avec Internet. Dans cette effervescence de sites, des classements se feront : certains sites seront considérés comme crédibles, d’autres ne le seront pas. Ca commence déjà à se faire car les sites sont objets de critiques. Des phénomènes de régulations sont en train de se mettre en place et je pense qu’il faut avoir confiance en cela. Pierre Levy a fait le premier rapport pour le Conseil de l’Europe sur la cyberculture. La règle qui prévaut sur le net est la règle de l’attention. Sur le long terme, la meilleure façon de capter l’attention et de fidéliser, c’est la crédibilité. Une information vraie est plus rentable à long terme qu’une information non vérifiée, truquée.
5) Quel est le rôle de l’éducation ? Faut-il aider les gens à digérer cette abondance d’informations ?
Je pense que le risque serait de voir apparaitre des générations savantes ET incultes. Des jeunes sauront beaucoup de choses mais seront analphabètes parce qu’ils n’auront rien assimilés. Certain professeurs sont capables de contre balancer cette pensée sauvage grâce à la confiance qu’ils inspirent aux élèves. Il y aura une vraie fracture entre les enfants qui échapperont à cette catastrophe grâce à la famille ou à leurs professeurs et les autres. Il y a pour l’avenir un mécanisme d’injustice sociale, notamment culturelle. Le risque est aussi de voir apparaitre des hommes politiques incultes, « des enfants de la culture télévisée ». Sarkozy est lui même un enfant de la télévision et non du livre. On voit apparaître un nouveau type anthropologique d’hommes politiques incultes qui sont des hommes de l’image. Ils réagissent politiquement dans l’impulsivité. Ce phénomène touche la classe politique comme la classe économique. e.
6) Beaucoup de nouveaux médias sont en anglais, cela pose t-il un problème pour un pays comme la France ?
D’une certaine façon, oui. Si l’on parle des médias mondiaux, il faudrait parler chinois aussi. La Chine s’engage dans le soft power c'est-à-dire le pouvoir culturel. Les chinois sont en train d’installer des centres culturels partout sur le modèle de l’institut Goethe des allemands. C’est vrai que c’est mieux de parler anglais mais ça ne suffira plus. Les logiciels de traduction font de plus en plus de progrès.
7) La modernité liée à l’émergence de ces nouveaux médias apporte-elle une forme de réconfort ?
Internet permet une deuxième jeunesse. On est libéré de la pesanteur de la maladie, du corps, de l’immobilité. Edgar Pisani, ancien Ministre du Général De Gaulle, est un champion d’internet à 93 ans. Il circule aussi bien que les jeunes sur Internet. Il a une sorte de seconde vie. Je pense aussi aux gens isolés à la campagne. Ca leur donne accès au tintamarre de la vie. Je pense qu’aujourd’hui les gens ne sont pas heureux. Les gens ont le sentiment d’être paumés, que le monde n’est plus habitable. Il y a cette espèce de barbarie nouvelle. Depuis que la crise a commencé en 2008, les gens sentent que le système est en train de devenir fou. Ils ne savent plus à qui s’adresser pour échapper à cela. L’heure n’est plus tellement au bonheur. L’heure est à l’inquiétude, à l’indignation. On se demande si le système sera capable de se réformer assez vite. Il faudra apprendre à apprivoiser ce nouveau continent.